L’aveuglement est souvent grand
dans les populations en matière stratégique. Les politiques, les militaires,
les chercheurs et autres savants (sachems) de la guerre n’y échappent
malheureusement pas toujours, eux aussi. L’ouvrage de Jean Jaures sur L’armée
nouvelle est en ce sens visionnaire et traduit la fin d’une époque. Sa grande
particularité est d’être paru en 1911, seulement 3 ans avant l’assassinat de l’auteur
et le début de la grande guerre, et quand on lit les premiers chapitres, on
pourrait même se demander s’il n’avait pas été écrit après, au regard de sa
pertinence.
La Défense est fondamentale pour la mise en place du socialisme de Jaurès. Le livre commence clairement « C’est par les questions
relatives à la défense nationale et à la paix internationale que j’aborde
l’exposé du plan d’organisation socialiste de la France que je veux soumettre
au Parlement en formules législatives. Il y a urgence et pour le socialisme et
pour la nation, à définir ce que doivent être, dans la pensée socialiste, l’institution
militaire et la politique extérieure de la France républicaine ».
Et se termine sur un objectif politique non moins clair bien que quelque
peu utopique pour l’époque « Ce sera en Europe une ère nouvelle, et
cette haute espérance de justice et de paix aidera la classe ouvrière française
à comprendre le sens, l’intérêt, la nécessité de l’institution que nous
proposons et nous travaillerons d’un cœur passionné et d’une volonté
persévérante à réaliser, comme une partie du vaste plan de rénovation sociale
qui s’impose aujourd’hui à tous les bons citoyens, à tous les bons Français. »
Le livre est un argumentaire pour
une proposition de loi. Il traite dans un premier temps de l’organisation de la
défense en s’appuyant sur le modèle suisse et les écrits des penseurs
militaires de son époque. L’articulation entre l’active et la réserve, la
mobilisation en cas de guerre, la stratégie défensive ou offensive sont au cœur
du début de sa réflexion. S’appuyant longuement sur l’histoire, le plus souvent
militaire, de la France (Jeanne d'Arc, Turenne, Hoche, Napoléon, etc.) et des RETEX comme celui de la guerre
russo-japonaise (1904-05), il expose des conclusions sur l’organisation de l’armée,
les relations sociales au sein de cette armée et de l’insertion de l’armée dans
la nation.
On le voit bien l’auteur a
travaillé son sujet tant les références sont précises et les œuvres des auteurs
qu’il cite maitrisées. Néanmoins, il ne perd pas son écriture dans un académisme
qui n’en affaiblirait pas le propos mais qui en baisserait la portée en tant
que décideur politique et stratège militaire. C’est bien au niveau de l’acteur
qu’il se place et non du commentateur. En effet, c’est dans ces fonctions qu’il
aborde le problème de cette armée nouvelle dont il fait presque une revue
capacitaire, en insistant lourdement sur son organisation (en temps de paix et
de guerre), son commandement et sa stratégie. On voit bien que l’équipement et
la dimension technologique ne sont pas au cœur de son propos, ce qui ne signifie
pas qu’il ne les aurait pas développés dans une autre œuvre.
Le projet de loi proposé n’est pas
une réforme de l’armée de l’époque mais une révolution dans les affaires
militaires de la France (jamais mise en œuvre sous cette forme), comme elle l’avait
connue à la Révolution française. Il propose (art 1) de « faire concourir
à la défense nationale » tous les citoyens de 20 à 45 ans (active de 20 à
34 ans, puis réserve jusqu’à 40 ans et finalement territoriale). Les divisions
de l’armée seraient territoriales avec un recrutement local (art 2 et 3). L’éducation
préparatoire à la Défense a lieu de 10 à 20 ans (art 4. et 5.), à base de sport
et de tir. Pour leur service dans l’armée d’active, les citoyens sont formés
dans un centre de formation local, pendant 6 mois (art. 6). Durant les 13
années de service actif, la formation est continue sans conserver le personnel
en caserne (Jaurès est très critique sur l’intérêt de conserver les appelés en
caserne plus de 6 mois). La formation des sous-officiers et des officiers est
détaillée aux articles 8 et 9 ainsi que les règles de promotion (art. 10 à 12).
Les articles 13 et 14 fixent la manière d’abonder les unités de réserve et
territoriales. Les articles 15 à 18 sont plus politiques et visent à situer la
Défense dans la stratégie de l’Etat et le droit international.
Ce qui est marquant – ou plutôt ce qui m’a marqué – est l’aspect visionnaire de
la stratégie qu’il propose de la guerre à venir. En lieu et place d’une
bataille sur les frontières, offensive dans certaines zones, il propose de
laisser une partie du territoire à l’ennemi (allemand), le temps de s’installer
sur une ligne de défense stratégique adéquate. Il s’agissait pour la France,
selon l’auteur, de prendre le temps de mobiliser correctement, d’économiser les
forces du pays et de préparer une offensive stratégique au moment opportun. Les
pertes françaises de l’été 1914 et la suite ne lui donnent pas tort, au
contraire.
Sa connaissance intime de l’armée
française et de son organisation est remarquable. Qui en serait capable aujourd’hui
à ce niveau de précision. L’armée qu’il cherche à construire correspond pour
beaucoup à une adaptation française du modèle suisse, adaptation à l’échelle du
pays et des menaces mais aussi à l’idéal socialiste qu’il promeut. Cette
promotion ne s’appuie pas dans une logique de lutte des classes comme on
pourrait le lire chez des contemporains socialistes (futurs communistes en fait). Il s’agit pour Jaurès que l’armée représente la nation dans toutes ses
composantes. Ceci implique de promouvoir les plus méritants des enfants de la
classe ouvrière, sans pour autant les embourgeoiser (je fais un raccourci) au
passage. On n’observe que très peu de
ressentiment envers la bourgeoisie et la descendance de l’aristocratie. Chacun
doit prendre sa place à tous les grades.
D’ailleurs, il s’intéresse
particulièrement à la promotion interne et à la manière dont s’interpénètrent
ou devraient le faire, l’armée d’active professionnelle ou civile, l’élève-officier et l’étudiant. Ses propositions, dont
certaines rappellent le modèle allemand actuel, apparaissent modernes dans bien
des aspects et évidemment ne négligent pas le rôle social des armées, quelque
peu passé au second rang des préoccupations. Quelques
propositions « d’avancée sociale » ne semblent pas compatibles avec
la manière dont la France considère ses armées. Si le modèle de Jaurès
concernant l’armée dans la société est très intéressant, notamment pour l’implication
des citoyens dans la Défense, je reste plus circonspect sur son modèle de relation
sociale au sein des armées, inapplicable à l’époque et pour nombre de mesures
toujours inapplicable maintenant dans un contexte certes différent.
A la lecture de cet ouvrage, on
ne peut plus croire au mythe de Jaurès le pacifiste mais on voit bien que cet
homme savait que pour préparer la paix, il fallait déjà préparer la guerre.
Lire aussi la critique de l’ouvrage
par Rosa Luxembourg
Interview de Jean-François
Chanet sur le sujet dans l’Histoire
1 commentaire:
Bonsoir,
Merci pour ce passionnant article.
Dommage que vous ne précisiez pas davantage quels sont ces aspects sociaux que Jaurès développe et qui vous ont laissé circonspect.
Et puis, je tique un peu quand même sur la dernière phrase qui pourrait faire oublier le Jaurès convaincu que : « On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre »
Cordialement,
Jacques.
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